Les entretiens de personnalité
Les oraux de Julien - Article du Point

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Cet article a été publié le 12 février 2009 dans le n°1900 du Point. Par Marie-Sandrine Sgherri

Marathon. En juin 2008, nous avons accompagné un candidat à l'oral.

Les oraux de Julien

Chaque année au mois de juin, un peu plus de 7 000 « préparationnaires » revêtent tailleurs, costumes, cravate et escarpins et empruntent des itinéraires compliqués, zigzaguant de Lille à Marseille, de Reims à Dijon, de Nice à Rennes en passant par Grenoble, Rouen, Lyon ou Tours... Le but de ce voyage : passer les oraux des écoles de commerce. Julien, en classe préparatoire au lycée Chateaubriand de Rennes, a accepté d'être suivi dans son tour de France. Il s'était inscrit aux oraux de 6 écoles. Le Point l'a accompagné dans 5 d'entre elles. Un voyage sinueux et initiatique...

16 juin veille du jour j

Je découvre Julien lors d'un premier contact téléphonique. Il hésite encore à être mon « cobaye ». Non qu'il ne soit pas tenté, mais il se demande s'il est le bon candidat. Ces derniers jours, l'ESCP-EAP, HEC et enfin l'Essec ont rendu leur verdict : négatif. La déception de Julien est immense ! Pis, son lycée, soucieux de se montrer sous son meilleur jour, avait fait de son admissibilité dans l'une des trois « parisiennes » une des conditions de sa participation à l'expérience. Je lui fais remarquer que cette clause n'est pas de mon fait. Après une courte hésitation, il est toujours partant.

17 juin Rouen, 7 h

Julien est arrivé hier à Rouen au terme d'une épopée de sept heures dans les transports en commun. La veille, sa mère l'a amené en voiture de Névez, petite ville du Finistère où il habite, à la gare de Rosporden. Il a pris un train pour Rennes. Puis un autre pour Paris. Correspondance en métro de Montparnasse à Saint-Lazare, où il a embarqué dans un troisième train pour Rouen. Le tout pour un entretien qui ne durera pas plus d'une demi-heure ! La priorité absolue de Julien en arrivant à Rouen hier : se connecter à Internet pour consulter les résultats de l'EM Lyon. Ouf ! il est admissible. Dans son trouble, pourtant, il n'a pas vu qu'il fallait retourner à la page d'accueil du site pour s'inscrire aux oraux et a bien failli passer à travers. « Je me suis inscrit en catastrophe, il ne restait plus que trois créneaux ! » Faute d'autre choix, Julien passe ses oraux après-demain dans ce qui est pourtant sa meilleure école. Il feint l'indifférence, mais ce n'est pas idéal. La question revient en boucle dans les conversations des admissibles : vaut-il mieux garder les meilleures écoles pour la fin quand on est mieux entraîné, ou au début quand on est encore frais et dispos ? A Nantes, un étudiant d'Audencia se souvient qu'il s'était inscrit à neuf oraux : « Je me suis fait Bordeaux, Toulouse, Grenoble, Reims, l'ESC Lille, l'Edhec, Nantes, et j'avais gardé les deux meilleures pour la fin : Lyon et l'ESCP. J'étais explosé de fatigue et je me suis planté ! » Conclusion : mettre les « grosses écoles au milieu », mais, évidemment, ce sont les créneaux les plus demandés et il n'y a pas assez de place pour tout le monde.

8 h Rouen

Les candidats se retrouvent dans un amphi pour entendre le mot du directeur de l'ESC Rouen. « Vous sortez enfin le nez de vos livres pour partir à la découverte des écoles et vivre l'expérience la plus importante de votre vie », déclare Arnaud Langlois-Meurinne. Le discours sonne juste. Il passe pourtant à 100 kilomètres au-dessus de la tête des candidats qui finissent leur nuit, Julien y compris, qui a dormi sur un matelas gonflable ! Le film réalisé par les élèves de l'ESC Rouen les secoue de leur torpeur : un clip survitaminé qui enchaîne soirées, projets associatifs, vacances à la montagne, bref les mille et un événements qui, désormais, vont rythmer leur vie après deux ans de sacerdoce. Pas de quoi faire tourner la tête de Julien, bientôt sous le coup de ses notes d'écrit qu'il vient de découvrir sur Internet. Il lui a manqué trois points pour être admissible à l'Essec. « C'est l'anglais qui m'a mis dedans. Comme Sarkozy à Sciences po ! » Julien est poli, il énumère les bonnes raisons qu'il aurait de venir à l'ESC Rouen, excellente école plus que centenaire, qui aligne 120 partenariats avec des universités étrangères, un réseau de 30 000 anciens et une bonne place dans les classements. En réalité, l'école ne l'intéresse guère. « Les classements nous influencent, reconnaît-il. Pas ceux des journaux, ceux des profs. » Tout au long du périple, je collectionne les perles que me confient des candidats. Grenoble ? « Ils nous recommandent la prudence : l'école est jeune, sa réputation est fragile... » L'Escem ? « Ils nous menacent : si vous ne travaillez pas, vous finirez à Tours-Poitiers ! » Peu importe que la progression de ces deux écoles s'explique par la qualité de leur formation ou leurs stratégies de développement ! Les enseignants s'en moquent comme d'une guigne. Leur seule boussole ? Le classement, mais des prépas cette fois ! « Pas mal d'élèves de Chateaubriand intègrent le top 6, m'explique Julien. Si on choisit en masse des écoles moins bien classées, les stats baissent et donc le classement de la prépa aussi. C'est automatique » . Imparable et terrifiant !

19 juin Lyon, 7 h 15

Soleil radieux sur l'EM Lyon. Changement d'ambiance aussi par rapport à l'ESC Rouen. Les admissibles rivalisent d'élégance ; les « admisseurs » chargés de les accueillir arborent tongs et tee-shirt rose. Un décalage qui, évidemment, ne doit rien au hasard : dans une école dont la réputation n'est pas à faire, les élèves peuvent se permettre d'être « supercool ». Mais derrière les apparences, les oraux, ici, c'est du sérieux ! Deux épreuves de langue et surtout la présentation d'un sujet tiré au sort. A cause de ces trois épreuves, les candidats vont devoir passer la journée entière à macérer dans leurs tailleurs et costumes. L'ambiance devient torride : une « admisseuse » penchée en avant et à califourchon sur sa chaise est très visiblement nue sous son short taille basse. Le directeur des études renchérit : « Soyez naturel, soyez vous-même ! » « On ne peut pas être plus naturel que moi ! s'exclame une ingénue pomponnée . Je n'ai rien préparé du tout. » Décontraction feinte ? Voire ! « Beaucoup sont admissibles aux parisiennes, soupire Julien. Ils se sont inscrits tôt aux oraux de Lyon pour s'entraîner ! » Mon candidat dénote en lisant Les Echos dans la salle d'attente. Est-ce ce qui le perdra ? Il échoue ses seuls oraux à Lyon ! La gageure des oraux, c'est de trouver la bonne distance. A proscrire, les phrases toutes faites débitées mille fois et qui sentent le préparé. Mais comment ne pas se préparer à ces épreuves dont l'enjeu écrase les candidats ? « En prépa, ces oraux ont été mimés plusieurs fois , raconte Julien. On nous conseille de ne pas attendre le jour J pour étrenner le costume, histoire de ne pas en oublier le prix sur la manche. » A Nantes, un admisseur résume le secret des oraux réussis : « Un tiers de révision, un tiers de forme, un tiers de chance. » Conclusion : « Rester festif mais ne pas trop forcer sur le pinard. »

24 juin Lille, 7 h

Vivement que le nouveau campus de l'Edhec soit prêt car l'école étouffe dans ses locaux actuels. L'accueil des admissibles a ainsi lieu dans la cafétéria. Au milieu des conversations et des bruits de vaisselle, les candidats doivent tendre l'oreille pour écouter le discours du directeur de programme. L'accueil à l'Edhec est assez conforme à la réputation sulfureuse de l'école. Dès 7 heures, les admisseurs déchaînés font danser des candidats éberlués sur un rythme techno d'enfer. Le film est à l'avenant : croisière de l'Edhec, défilé de mode, élection de Miss Edhec, week-end dans la mousse, fêtes et bière à gogo ! Auprès des candidats, cette culture trash passe ou casse. Montés par les élèves, les films sont une vitrine des valeurs de l'école. A Rouen, clip classique et de bon aloi. A Lyon, le film détaille les mille et une raisons de ne pas venir à l'EM Lyon avec un humour très Canal+ ! A Lille, ça « déchire », un peu trop peut-être, tandis que Toulouse a choisi de parodier les onze commandements. Julien décerne sa palme d'or au film d'Audencia : après une présentation de l'école, le film s'emballe et devient une comédie musicale où les admisseurs chantent, en un seul plan séquence et en play-back, un hit de Queens. Les initiés appellent cela un « lipdub ».

20 h Nantes

Julien retrouve des camarades de prépa lors du dîner organisé par Audencia. L'occasion de juger entre eux des différents accueils qu'ils ont reçus. Grenoble, que Julien a décidé de zapper, a une grosse cote. Pan sur le bec pour l'Essec, la seule école à convoquer tous ses admissibles le même jour pour un test... écrit ! « J'ai eu de la chance, me confie Quentin. Mes épreuves orales ont lieu le lendemain du test. Je n'aurai donc qu'un seul voyage à faire. Mais pour d'autres, il faut venir deux fois ! » Ce dîner est aussi l'occasion de faire la connaissance d'Alexandre, admisseur de choc. A table, Alexandre, en 3e année à Audencia, nous explique son cursus, ses stages, les différentes options qu'offre son école... Puis il assure le spectacle quand vient l'heure de chanter. Vers 22 heures, les étudiants qui passent leurs oraux le lendemain choisissent d'aller dormir. Pour ceux qui sont déjà passés dans la journée, la nuit ne fait que commencer. Alexandre et ses camarades leur font découvrir les bons plans de la ville. Pourtant, nous retrouverons notre sympathique admisseur le lendemain matin dès 7 h 30. Micro en main, dans une ambiance très cosy, il improvise non-stop et à mi-voix blagues et sketchs jusqu'à 19 h 30... Et les oraux durent trois semaines ! Selon Alexandre, le plus dur n'est pourtant pas la fatigue, mais de garder la bonne distance avec les candidats. Il faut les détendre sans les brusquer afin de ne pas les faire passer pour des coincés. Sauf à Lyon, un tel talent est rémunéré, mais de manière symbolique : 30 euros par jour à Audencia.

25 juin Nantes, 7 h 30

« Heureusement qu'il ne fallait pas signer en sortant de l'amphi, confie Julien. J'aurais dit oui sans hésitation. » Oui à Audencia, l'école « Bisounours » qui lui irait comme un gant et où il se sent déjà comme chez lui. Jusqu'à sa décision finale, Julien se passera en boucle le film réalisé par les élèves sur son PC, tiraillé entre le plaisir et la raison. Car depuis Rouen et la découverte de ses notes, la tentation du redoublement le tenaille. « Les parisiennes étaient à ma portée », ne cesse de se dire le jeune homme. Première conséquence de cette tempête sous un crâne : à quoi bon poursuivre le périple ? Le lendemain, Julien m'annonce qu'il jette l'éponge.

1er juillet...

Julien m'appelle. Il s'est ravisé pendant le week-end et il est en train de passer ses oraux à Bordeaux ! Je le rejoins à Toulouse. Les oraux touchent à leur fin, et il est temps que tout le monde rentre : « La semaine dernière, des admissibles ont pété un lavabo dans une coloc en faisant un remake de "Liaison fatale", me raconte un admisseur. Ces prépas sont chaud bouillants. »

2 juillet Toulouse, 14 h

Dans la salle de repos, un quiz réconforte les candidats. Puis soudain c'est l'incident. Un admissible en costume se révolte : « Y en a marre de vos blagues à deux balles. On veut se concentrer, nous ! » Malaise, avant que le mal embouché ne rejoigne les admisseurs sur scène dans la ronde de « Rabbi Jacob » ! C'était donc une blague...

11 juillet la décision

Pour Julien, les jeux sont faits : il est pris partout, sauf à l'EM Lyon, la seule où il aurait consenti à aller. Triste fin pour une épopée : il « cube » pour « être sûr de ne rien regretter » .

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